Ces enfants sont bêtes, me disais-je. S’ilsavaient l’esprit d’un ane, au lieu de se donner l’ennui d’écrire les numéros sur notre dos, ils nous rangeraient tout simplement le long du mur : le premier serait 1, le second 2, et ainsi de suite.
Pendant ce temps, Antoine avait apporté un gros morceau de charbon. J’étais le premier, il m’écrivit un énorme 1 sur la croupe ; pendant qu’il écrivait 2 sur la croupe de mon camarade, je me secoue fortement pour lui faire voir que son invention n’était pas fameuse. Voilà le charbon parti et le 1 disparu.
-- Imbécile ! s’écria-t-il ; il faut que je recommence.
Pendant qu’il refait son no 1, mon camarade, qui m’avait vu faire, et qui était malin, se secoue à son tour. Voilà le 2 parti. Antoine commence à se facher ; les autres rient et se moquent de lui. Je fais signe aux camarades, nous le laissons faire ; aucun ne bouge. Ernest revient avec les numéros dans son mouchoir : chacun tire. Pendant qu’ils regardent leurs numéros, je fais encore un signe aux camarades, et voilà que tous nous nous secouons tant et plus. Plus de charbon, plus de numéros ; il faut tout recommencer : les enfants sont en colère. Charles triomphe et ricane ; Ernest, Albert, Caroline, Cécile et Louise crient contre Antoine, qui tape du pied ; ils se disent des injures ; mes camarades et moi, nous nous mettons à braire. Le tapage attire les papas et les mamans. On leur explique la chose. Un des papas imagine enfin de nous ranger le long du mur. Il fait tirer les numéros aux enfants.
…
Voilà Charles qui tape son ane et qui part au galop. Avant qu’Ernest ait eu le temps de me donner un coup de fouet, je pars aussi, mais d’un train qui me fait bien vite rattraper Charles et son âne. Ernest est en chanté, Charles est furieux. Il tape, il tape son ane ; Ernest n’avait pas besoin de me frapper, je courais, j’allais comme le vent. Je dépasse Charles en une minute ; j’entends les autres qui suivent en riant et en criant :
-- Bravo ! l’ane no 1 ; bravo ! il court comme un cheval.
L’amour-propre me donne du courage ; je continue à galoper jusqu’à ce que nous soyons arrivés près d’un pont. J’arrête brusquement ; je venais de voir qu’une large planche du pont était pourrie ; je ne voulais pas tomber à l’eau avec Ernest, mais retourner avec les autres, qui étaient bien loin derrière nous.
…
Je galope jusqu’au pont ; arrivé là, je m’arrête brusquement comme si j’avais peur. Ernest, étonné, me presse de continuer : je recule d’un air de frayeur, qui surprend plus encore Ernest. L’imbécile ne voyait rien ; la planche pourrie était pourtant bien visible. Les autres avaient rejoint, et regardaient en riant les efforts d’Ernest pour me faire passer et les miens pour ne pas passer. Ils finissent par descendre de leurs anes ; chacun me pousse, me bat sans pitié ; je ne bouge pas.
-- Tirez-le par la queue ! s’écrie Charles. Les anes sont si entêtés, que lorsqu’on veut les faire reculer, ils avancent.
Les voilà qui veulent me saisir la queue. Je me défends en ruant ; ils me battent tous ensemble : je n’en bouge pas davantage.